Message #42898

Renaud Camus, écrivain des crépuscules

Renaud CAMUS

On se trouve devant la centaine de volumes publiés par Renaud Camus – journaux intimes, romans, essais politiques, abécédaires, mélanges – comme l’alpiniste devant certaines montagnes : l’œuvre est si riche de sujets, de genres, de tons qu’elle intimide, si tendue par un style unique, ferme et ferré, qu’elle force à l’humilité. – En désespoir de cause, on prend au hasard un de ces livres, en pensant qu’on en dira assez qu’on donne envie d’en lire davantage. On est tombé sur Kråkmo, un des volumes du journal que publiait Fayard, du temps que Fayard était éditeur ; nous sommes en 2009.

C’est le sentiment d’avoir été défait, et d’abord sur le plan de la « carrière littéraire », qui frappe d’emblée. Cet échec tourne, pour ce volume, autour de l’Académie française : on échoue à obtenir le Grand Prix du roman, et surtout à se faire élire sous la Coupole – et c’est toute une vie d’écrivain que cet échec noircit : « Jamais un succès, jamais : qu’est-ce que c’est que cette malédiction ? […] Quelle griserie ce doit être que quelque chose réussisse, pour une fois (ou régulièrement) ! Il est écrit, décidément, que ce ne sera pas mon lot. » Un jour qu’une promenade le mène dans un bois où, des années durant, il a dégagé des voies de passage, Camus découvre que ses sentiers ont disparu, recouverts par la repousse des branches et des feuillages. Ainsi ses efforts de débroussailleur n’auront servi à rien : tout est revenu à l’état antérieur, sauvage et naturel. C’est exactement le mouvement qui voit l’écrivain piétiner, sinon reculer dans sa propre voie, où toujours domine le sentiment de la perte : « Je sais que je n’aurai pas la force, ni l’envie, ni le temps de tout recommencer », dit-il de ce bois autant que de sa candidature. « Du coup ce sont toutes ces années qui me semblent perdues – celles au cours desquelles je suis passé de neuf à trois voix, à l’Académie française. » Si cet échec affecte réellement l’auteur, c’est qu’il le ramène au fiasco de ses ambitions. Très jeune, il était convaincu qu’il mènerait la vie mythique d’un écrivain d’importance. Or « ce n’est pas arrivé, et maintenant cela n’arrivera plus […]. Serait-ce arrivé, il me semble que ma vie, et certainement mon “œuvre”, auraient été beaucoup plus intéressantes. »

Un écrivain appartient à un art mort ; et cela n’entre pas pour rien dans l’impression d’une défaite plus générale, et qui va s’élargissant. Un épisode qui est anecdotique en apparence seulement en donne une image significative. On vend la bibliothèque d’un homme qui vient de mourir. Camus, qui en rachète une partie, prend conscience, et le lecteur avec lui, que si le livre a une valeur à l’achat, quelques années plus tard à peine, ou seulement quelques mois, il n’en a plus aucune ; et l’auteur de confesser sa gêne, sa honte, d’avoir payé quelques dizaines d’euros des livres qui, à leur propriétaire, avaient dû coûter une somme cinquante ou cent fois supérieure – et pour rendre la situation plus dérisoire encore, plus amère et plus triste, il rapporte que, pour l’achat du lit, dans cette maison, c’est toute la bibliothèque qu’il aurait pu emporter. Le livre ne vaut rien, du point de vue marchand ; il ne vaut pas davantage « physiquement », sur le plan de la qualité matérielle, de la robustesse par exemple (il se dégrade aujourd’hui infiniment plus vite que jadis, et même que naguère) ; mais il vaudra moins encore sur le plan esthétique : c’est ce que suggèrent à notre auteur les effarantes lettres électroniques qu’il reçoit d’aspirants littérateurs, messages sans ponctuation ni syntaxe, écrits dans une orthographe d’enfant diminué. « Nous nous sommes vu une fois, vous pouvé pas vous souvenir », lui précise un correspondant qui, comment en douter, veut devenir écrivain. C’est un idiome nouveau qui se parle et s’écrit désormais, non seulement chez les Français, mais aussi chez ceux qui aspirent à écrire des livres, au point qu’un jour, prédit Camus, les éditeurs seront las de traduire dans une langue académique ce néo-français, si lointainement inspiré de l’ancien. Ils cèderont, ils cèdent, ils ont cédé. (On le constate de plus en plus fréquemment : les c’est de lui dont il s’agit prolifèrent dans les livres d’aujourd’hui, parmi les avérer faux, les dilemnes, les après qu’il soit parti, les pallier à, et quantités d’autres mauvaises herbes. On a parfois le sentiment que les correcteurs ont cédé, d’épuisement peut-être. On garde par exemple un souvenir effaré de l’édition de La Cuisine des prix (Journal 1980-1993), de Jacques Brenner.) Le livre a rejoint, irréparablement, les autres objets de consommation courante, où lui est garanti un avenir de produit industriel : médiocre du point de vue esthétique, triomphant sur le plan commercial. Ainsi, la mort de la littérature française n’implique pas la mort du livre ni celle du français, bien au contraire : ce type de français et ce type de livre, la dégradation de celui-là croissant à proportion de la démonétisation de celui-ci, ne crèveront pas ; ils prospèreront, ils prospèrent.

En effet, les nouveaux auteurs auront de nouveaux lecteurs, et ceux-ci, pour qui le français traditionnel sera toujours trop difficile, trop riche, trop classique, feront le succès de ceux-là : « Aux nouveaux lecteurs, formés à la rude école des SMS, tout ce qui est écrit comme j’écris, en français officiel, en français tel qu’on l’enseignait et qu’on ne l’enseigne plus, paraîtra “trop bien écrit”, et donc ne pas s’adresser à eux. Vocabulaire, syntaxe, tout cela leur sera indifférent. J’allais ajouter le mot style, mais un scrupule m’a retenu. Non, ils pourront parfaitement apprécier le style de quelqu’un qui écrit “nous nous somme vu une fois, vous pouvé pas vous souvenir…”. Et peut-être cet auteur en aura-t-il en effet, du style. Mais ce sera dans une autre langue, qui naît tandis que la mienne meurt. » Cette langue qui meurt, c’était celle de la classe cultivée, essentiellement bourgeoise et aristocratique, également morte ; elles étaient nées l’une de l’autre, ensemble elles ont été vaincues. La langue qui naît, qui a défait la précédente, qui est née de ce crime, c’est celle de la petite bourgeoisie, dont le néo-français s’impose, comme triomphe sa néo-culture, qu’il n’est plus convenable d’appeler sous-culture d’analphabètes : les bandes dessinées, les chansons populaires, les romans de gare, et tout ce qui autrefois était considéré comme la version, médiocre et grotesque, de la peinture, de la musique, de la littérature. Il y avait Leroy, Ligeti et Bonnefoy ; il y a Enki Bilal, Abd al Malik et Fred Vargas – et c’est désormais à ceux-ci que l’on consacre des émissions, des colloques, des thèses. Dans ce retournement des valeurs culturelles, et des valeurs morales concomitantes, l’inculture d’aujourd’hui, c’est-à-dire la sous-culture des classes populaires, est devenue la culture ; quand la culture d’autrefois, les plus hautes œuvres de l’esprit produites par la classe cultivée, est l’objet d’un mépris sans équivoque.

« Le pire, ajoute notre auteur, est l’incroyable sérieux de tout cela », car ces amateurs d’« art populaire » (on a bien vu l’oxymoron : rien de ce qui est populaire n’est artistique, il n’est d’art que bourgeois) se voient « comme des savants, de grands érudits, des chercheurs. […] Jamais l’imbécillité n’a été entourée d’un tel faste, ni la niaiserie de pareils égards. » L’inversion morale à laquelle nous assistons (la bêtise et la paresse transformée en intelligence et en curiosité), parallèlement à l’inversion culturelle (l’inculture changée en art), rien ne l’atteste mieux que la mort de la honte (auquel Renaud Camus a consacré un Éloge, aux éditions P.O.L., en 2004). L’auteur remarque d’abord la stupéfiante grossièreté sans vergogne des anonymes interrogés par des journalistes lors des micros-trottoirs ; sans parler de celle des personnages publics, le Président de la République au premier chef ; mais c’est surtout le téléphone qui découvre le mieux la disparition du sur-moi : « Dans la librairie une femme a bien dû parler vingt minutes sur son téléphone portable. J’ai du mal à comprendre que les gens, s’ils ne sont pas retenus par la politesse, par la discrétion […], ne le soient pas par la peur du ridicule, ou par la honte, tout simplement – ma bonne vieille amie la honte, ce pilier de la civilisation. » (Curieusement, mais curieusement en apparence seulement, cette volonté de s’exprimer le plus fort qu’il se peut, et si possible aux oreilles de tous, s’accompagne, notamment sur Internet, d’une épidémie d’anonymes et de pseudonymes. Ici, on n’a pas honte de crier sa vie au plus grand nombre ; là, on aurait honte (c’est une hypothèse, et elle n’est pas celle de Renaud Camus) des « commentaires » qu’on laisse sur les sites et les blogs. Anyway, la grossièreté règne également ici et là.)

Andersen, fils d’un cordonnier et d’une servante d’Odense, est devenu un représentant éminent des lettres danoises, quand rien, socialement, culturellement, ne l’y prédisposait. Cette prouesse ne fut rendue possible que grâce aux bourgeois cultivés (à Odense d’abord, puis à Copenhague) qui acceptèrent de l’enseigner et de former son goût. C’est ce que constate Camus, qui prépare une de ses Demeures de l’esprit consacrée au Danemark et à la Norvège. C’est précisément ce lien incontestable entre classe sociale et culture – le niveau culturel croissant et décroissant à proportion du niveau social, l’art et la culture n’ont jamais été les produits du peuple mais toujours ceux de la classe aisée – que l’on conteste aujourd’hui. Cette négation s’accompagne d’une idéologisation des rapports sociaux : la classe populaire est autant entêtée par la célébration de ses vertus que par la volonté de ridiculiser la classe supérieure (ou l’idée qu’elle s’en fait, et qui se réduit le plus souvent à une classe populaire enrichie). Les petits bourgeois, tout en ayant vaincu, sont toujours animés par un fort ressentiment de classe à l’égard des bourgeois et des aristocrates. Ce complexe d’infériorité, volontiers haineux, est très clair, et clairement assumé, chez un certain nombre de figures du Paris « littéraire », Josyane Savigneau e.g.

Cette lecture idéologique des classes sociales, et de leurs rapports, est également nette dans Neuilly sa mère !, une comédie à succès (Camus tombe sur une émission de télévision qui l’évoque). « Sami Benboudaoud, 14 ans », vit « heureux avec ses potes dans sa cité de Châlon » ; or « le destin l’arrache un jour à son paradis, et le propulse dans l’enfer de… Neuilly-sur- seine ! » Dans un hôtel particulier, l’adolescent devra « partager le quotidien de Charles, son cousin du même âge, plein de préjugés racistes et obsédé par son ambition de devenir un jour… Président de la République ! » (Je dois ce résumé au site AlloCiné.) La banlieue est un « paradis », Neuilly un « enfer », le Français de souche « raciste » comme le jeune Samir doit être lui-même tolérant, imagine-t-on : on voit bien que l’inversion morale et culturelle s’accompagne fatalement, sous couvert d’antiphrase, d’une inversion idéologique.

S’il est certain désormais que l’on ne mènera pas la vie d’un grand écrivain d’autrefois, que l’on pratique un art mort dans une langue morte, tandis que triomphent des valeurs morales et culturelles que l’on nous avait appris à mépriser, si la civilisation entière a échoué à se maintenir (Je maintiendrai, la devise de Guillaume d’Orange est d’ailleurs la maxime préférée de la mère de l’auteur : or, précisément, cette mère meurt pendant la rédaction de ce volume du journal, et c’est aussi l’image de la fin d’une civilisation) – que reste-t-il ? D’autres crépuscules, sans doute, ceux du septembre déclinant, dans le Gers, où le soleil fait du ciel le cœur vivant d’une forge ; les voyages, qui seront l’occasion d’autres livres ; l’amour, avec certain Pierre. Il reste à persévérer dans son être, dans son œuvre, et dans la solitude qui seule est rédemptrice, puisque, de tous les instincts, celui qui fait le plus défaut à Camus est l’instinct de la meute : « J’aimerais bien savoir comment se nomme l’instinct inverse, l’instinct du sanglier, l’instinct singulier. J’y songeais lorsque j’ai croisé […] un groupe de marcheurs sous la houlette d’un guide qui leur montrait ce qu’il fallait regarder en tendant son bâton. Il me semble aussi stupéfiant de s’agréger pour marcher dans la montagne que d’aller visiter les monuments historiques lors des Journées du Patrimoine […]. Mais qu’est-ce qui peut bien pousser à se joindre au troupeau quand on pourrait très bien s’en dispenser ? Mieux, quand toute la jouissance (sur la lande, dans le jardin ou la galerie d’un château) a pour source et pour condition (de mon point de vue) la solitude ? »

En arrivant au bout de ces lignes, on se rend compte que l’on n’a rien dit encore, de cette œuvre, de son humour, par exemple, du rire ravageur qu’elle provoque souvent ; ni de ce style unique, tenu, ennemi de tout relâchement. On a seulement insisté sur le sentiment crépusculaire qui la traverse, comme il traverse, quand il ne les habite pas, celle des écrivains les plus intéressants d’aujourd’hui, qui tous décrivent la fin d’un monde, avec la victoire du nouveau ; c’est, parmi d’autres, le mérite de Renaud Camus que de donner les accents les plus déchirants à ce soleil finissant.

Lundi 21 août 2017

N.D.L.R. : Voici pourquoi, en dépit (ou à cause ?) de son caractère sulfureux, je suis un "ami Facebook" de Renaud CAMUS.

Je trouve des résonances fortes entre sa démarche et la mienne. Lui accumule les ouvrages qu'il édite désormais seul. Moi, j'ai restauré de vieilles pierres, avec le même sentiment qu'après mon passage sur Terre, les mauvaises herbes finiraient par reprendre le dessus. Lui continue d'écrire. Pour moi, la carrière de restaurateur de vieilles pierres est terminée, faute de carburant. Le mieux que je puisse faire désormais est de tenter de passer le relais. En aurai-je la force (ou la constance) ? That is the question.

Commentaires