Références culturelles

Pierre-Paul Rubens : 9 mai 1600, l'Italie, la terre promise

Par Patrick de Bayser

"Autoportrait avec un cercle d'amis de Mantoue" par RUBENS vers 1602-1604.

RUBENS, LE PEINTRE GENTILHOMME (3/10) - Afin de se perfectionner dans son art, Rubens part pour Venise. Sa culture impressionnante et ses immenses capacités intellectuelles séduisent le Duc Vincent de Gonzague qui l'invite à rejoindre la cour de Mantoue.

Parti d'Anvers le 9 mai 1600, Rubens arrive à Venise en juin. Il se rend compte qu'après neuf ans de formation, il n'a encore rien vu. La découverte de l'art de Titien est un choc ; il passera sa vie à se mesurer au Vénitien. Il se lie avec un gentilhomme de la suite du duc Vincent de Gonzague, venu de Mantoue assister au carnaval. Rubens a-t-il une lettre de recommandation de l'archiduc Albert, marié à sa cousine l'infante Isabelle et installé comme régent des Pays-Bas depuis 1598? Il a participé avec Venius au décor de leur entrée triomphale en 1599 et, coïncidence, Vincent de Gonzague avait rendu visite à son cousin archiduc la même année, en se rendant à Spa. En tout cas, le dispendieux duc s'attache aussitôt le peintre, et Rubens rejoint à la fastueuse cour de Mantoue son compatriote Frans Pourbus le Jeune.

À Mantoue, Rubens découvre les merveilles que renferme le palais ducal, les fresques de Pisanello et de Mantegna, et surtout le cycle fantastique de Giulio Romano dans la demeure d'été, le palais du Te. Féru d'art, le duc rivalise avec les Médicis, les papes et les cardinaux pour enrichir la fabuleuse collection de peinture des Gonzague. À la Cour, chaque jour est une fête. Monteverdi y crée ses opéras, les hôtes de marque ont pour nom le Tasse (avant 1595) ou Galilée… Vincent est séduit par «il mio pittore fiammingo», comme il appelle Rubens. Ils ont le même goût pour les intailles et les camées antiques, la même soif inextinguible d'art. Il lui confie la charge de ses collections et l'envoie parcourir l'Italie pour copier les toiles de grands maîtres et tirer le portrait des plus belles femmes de son époque. Sur la foi des archives ducales, on peut estimer que Rubens ne passera que trois ans à Mantoue sur les huit années que durera son séjour en Italie.

On sait qu'il est à Florence le 5 octobre 1600 dans la suite de Vincent, où il assiste au mariage par procuration de Marie de Médicis avec Henri IV. Il copie La Cène de Léonard à Milan, découvre l'architecture à Gênes, les Carrache à Bologne, et le Caravage à Rome. Rubens copie à tour de bras, et jamais ne se dissipe comme ses condisciples. Pas une aventure n'est rapportée à son propos. Rome plus que tout le retient: il tombe en syncope devant la chapelle Sixtine de Michel-Ange et les cycles de Raphaël au Vatican. Le style de Rubens incorporera toutes ses admirations, revisitées par une saine simplicité. Rubens, ce sera Titien pour la couleur, Léonard, Carrache et le Caravage pour la lumière, Michel-Ange et la statuaire antique pour la vigueur et la profondeur, Raphaël pour l'ordonnance et l'organisation.

Cependant, la plus décisive phase de son séjour hors les murs se déroule en Espagne. Le jeu d'alliances des Gonzague les rattache aux Habsbourg, et Vincent se doit de montrer son allégeance à Philippe III. Impressionné par la culture de Rubens et par ses capacités intellectuelles, il envoie son peintre en ambassade en 1603, muni de cadeaux à l'intention du roi. Rubens, à l'instar de Van Eyck ou de Titien, est considéré comme l'égal d'un gentilhomme. Il s'attire la faveur du valido, le duc de Lerma, qui gouverne dans les faits le pays, en le magnifiant dans le plus somptueux des portraits équestres. Rubens fait preuve aussi d'une rouerie d'une troublante similitude avec celle de son père. «En vérité, si Son Altesse se défie de moi, elle m'a avancé trop d'argent ; mais trop peu, si elle a confiance en moi», écrit-il pour réclamer au duc de Mantoue de nouveaux fonds. Il faut dire qu'il s'est trouvé une occupation de taille en commençant à copier une partie des soixante-dix Titien de la Couronne d'Espagne. Séduit par son portrait, le duc de Lerma lui propose de devenir peintre officiel du roi, mais Rubens décline. Il a encore beaucoup à apprendre à Rome, et une commande importante des Jésuites à finir à Mantoue.

Il reprend donc le chemin de l'Italie afin d'achever pour l'église des Jésuites de Mantoue le triptyque de La Famille Gonzague en adoration devant la Trinité. Puis s'installe à Rome de nouveau en décembre 1605. Il y habite avec son frère Philippe, bibliothécaire du cardinal Colonna. Il obtient des Oratoriens une commande convoitée par tous les peintres établis: le maître-autel de la Chiesa Nuova. Il passe l'été 1607 à Gênes, où il prépare entre deux portraits sa future publication sur les palais de la ville. En octobre 1608, une lettre de son frère Philippe, rentré à Anvers entre-temps, lui apprend que leur mère est au plus mal. Rubens quitte Rome dans la précipitation.

N.D.L.R. : Contemporain de la Chaslerie.
Je viens de lire, coup sur coup, deux ouvrages fort intéressants, au moins pour les gens de ma génération (ceux que l'on appelle parfois les "baby-boomers").

Il s'agit de :
- "Philippe Seguin, le remords de la droite", chez PERRIN, par Arnaud TEYSSIER, un auteur qui m'a parfois agacé mais qui, il faut bien le reconnaître, a su mener, en parallèle à l'existence où je l'ai connu, une carrière d'auteur ;
- "Georges Pompidou - Lettres, notes et portraits / 1928-1974", chez Robert Laffont.

Ces deux ouvrages nous parlent de l'époque où j'avais l'impression que les dirigeants de notre pays jouissaient d'un large respect dans la population, une époque où les institutions n'avaient pas été encore abatardies par de troubles cohabitations puis l'instauration hasardeuse du quinquennat, avant la remontée en puissance du régime des partis jusqu'à l'implosion brutale qu'a représenté l'élection, sous l'influence décisive d'une médiacratie aux mains des ploutocrates, d'un OVNI se prétendant "ni de droite, ni de gauche" ou "et de droite, et de gauche" (ou les deux "en même temps", je ne sais plus), bref une époque où j'avais le sentiment de pouvoir, muni d'une grille simple, comprendre quelque chose à la politique.

Au demeurant, n'était-ce pas l'époque où "servir l'Etat" pouvait encore avoir un peu de sens, du moins pour les bons élèves habitués à franchir sans encombre les étapes du "cursus honorum" ?

Certes, les temps ont bien changé, entre boboïsation des mœurs, immigration de masse ou mondialisation de l'économie. A ces titres également, je regrette ce passé qui s'éloigne à grandes enjambées.

Philippe SEGUIN n'a jamais été vraiment ma tasse de thé car je n'ai guère perçu, pour ma part, que les impuissances et désarrois successifs du personnage. En particulier, sa préface des travaux de la commission d'enquête parlementaire sur le naufrage du "Crédit Lyonnais" m'avait outré, en ce qu'elle empêchait un travail, à mes yeux indispensable, de recherche des responsabilités de ce désastre, financier et moral, analogue à celui que je devais côtoyer et qui m'a tant marqué. Mais je me retrouvais dans son indépendance d'esprit et dans ses efforts pour dégager les lignes de force de quelques évolutions de fond dangereuses qu'il pressentait.

POMPIDOU, j'avais estimé que sa présidence inachevée avait un goût de déconnexion d'avec ce que j'aurais souhaité, qu'il s'agisse de la période du cabri CHABAN ou bien de celle du décurion MESSMER. Mais quelle culture et quel positionnement remarquables, proches de l'optimum d'après moi ! Pensez donc, un homme d'Etat qui rêvait encore, à haute voix, d'empêcher l'administraaaâââtion d'"emmerder les Français" !

Curieusement, j'ai reçu mardi dernier un long coup de fil de Jean-Yves HABERER qui, ayant remarqué mon article récent sur les nuisances éoliennes et les procédures y afférentes, venait papoter à ce sujet avec moi. En lui parlant, je lui ai envoyé à deux reprises du "Monsieur le directeur" long comme le bras. Arriverais-je donc à avoir une relation apaisée avec un certain passé, ainsi que Carole ne manque pas de m'y encourager souvent (elle l'a encore fait dernièrement, bien entendu) ?
Pierre-Paul Rubens et atelier et Jean Brueghel L'Ancien dit de Velours, L'Infante Isabelle Claire Eugénie devant le château de Mariemont, vers 1615, huile sur toile, 113 x 178,5 cm, Madrid, Museo Nacional del Prado.

N.D.L.R. : Contemporain de la Chaslerie.
Le Château de Mariemont par Jan Brueghel l'Ancien (1612). Édifié en 1546 près de Charleroi, par Marie de Hongrie, la sœur de Charles Quint, il devint au début du XVIIe siècle la résidence préférée des archiducs Albert et Isabelle de Habsbourg, gouverneurs des Pays-Bas du Sud.

N.D.L.R. : Tableau contemporain de la Chaslerie. Château légèrement antérieur.
Nous avons ici un bel exemple de cette écriture cursive propre aux XVIe et XVIIe siècles, dont je suis si friand.

Ce texte est extrait de la rubrique « tiltres, pappiers et aultres enseignemens » d'un inventaire de 1583, dressé après le décès d'un marchand bourgeois de Paris (1) ; il mentionne et décrit un contrat d'échange de 1573 se trouvant dans les papiers du défunt. Avec ses nombreuses abréviations et ses mots « suggérés », cette écriture peut paraître à première vue hermétique ; il n’en est toutefois rien, le contexte et une bonne connaissance des abréviations et des formules notariales permettent en effet d'en venir à bout. En voici la transcription :

« Item unes aultres lectres dudict Chastellet signées Delafons
et Perier, dactées du premier jour de septembre mil
Vc LXXIII, contenant l’eschange faict entre Jehan Vernon,
Guillaume Vernon, Jehan Delacourt et Jehanne Vernon, sa femme,
d’une part, et ledict deffunct Estienne Gestard, d’aultre. Et
par icelluy apert lesdictz Vernon avoir baillé audict Gestard
une maison ainsy qu’elle se comporte, assise à Paris,
rue St Victor, où est pour enseigne la Corne de cerf,
à l’encontre de quatre vingtz trois livres six solz huict
deniers tournoiz de rente que ledict Gestard auroit baillé en
contre eschange audict Vernon, le tout selon et ainsy qu’il
est plus amplement contenu et declaré esdictes lectres, inventorié
pour seconde fois...........................................IIII. »

___
(1) Archives nationales, Minutier central, ET/XI/72, inventaire après décès d’Etienne Gestard, marchand bourgeois de Paris, 28 février 1583.

Lettrine apparaissant sur l'expédition sur vélin d'un acte notarié rouennais de 1728. Logo et collection personnelle de Jean-François VIEL.

N.D.L.R. : Contemporain de la Chaslerie.
Great Bed of Ware, one of the largest beds in the world :

N.D.L.R. : Il me semble qu'il est exposé au "Victoria & Albert Museum".

N.D.L.R. 2 : Mon souvenir était bon. De plus, contemporain de la Chaslerie !

Donc penser à ce mode d'accrochage des rideaux quand on remettra en service le grand lit à baldaquin de notre manoir favori.
Photos tirées d'un site de la Réunion des musées nationaux
rédigé le Mercredi 18 Octobre 2017
Florilège de faits ou d'œuvres contemporains de la Chaslerie - Désultoirement vôtre ! - Archives, histoire, documentation - Références culturelles - Florilèges
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Ensemble de Vues de villas médicéennes, par Utens Giusto (?-1609)
1599
Localisation : Italie, Florence, villa Medicea de la Petraia

Le Belvédere et le palais Pitti
Vue du jardin Boboli :

La Villa du Castello

La Villa de Poggio a Caiano :

La Villa La Petraia :

La Villa de Collesalvetti :

N.D.L.R. : Jardins contemporains de la Chaslerie. Y penser quand on restaurera le Pournouët.

Voici le site en question.
J'aime la Normandie (via Facebook)
rédigé le Jeudi 19 Octobre 2017
Désultoirement vôtre ! - Archives, histoire, documentation - Références culturelles
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N.D.L.R. : Je serais très intéressé de savoir où se trouve ce manoir que je ne connais pas. Le tympan de la porte d'entrée semble en effet du même modèle que celui de notre manoir favori, ainsi que de deux ou trois manoirs voisins. On dirait que tous sont dus au ciseau du même artisan, intervenant donc vers 1598.

P.S. du 14 mars 2018 : La réponse n'a pas tardé.
This 112-sheet manuscript includes depictions of contestants equipped for various tournaments. The illustrations are probably the work of a Briefmaler, or letter painter, who also would have written and embellished official documents and painted coats-of-arms.

Featured Artwork of the Day: Album of Tournaments and Parades in Nuremberg | late 16th–mid-17th century | German :

N.D.L.R. : Contemporain de la Chaslerie.
Le château de Gudanes était en vente lorsque j'ai acheté la Chaslerie. L'n des propriétaires précédents avait été surnommé le "roi des Pyrénées", ce qui ne m'effarouchait nullement. Beaucoup d'allure mais aussi beaucoup trop de verrues ingérables sur l'arrière du bâtiment. Et, bien sûr, c'était trop loin de Paris. J'observe cependant sa restauration sur internet. Voici, par exemple, un décor de plafond qui ne déparerait pas dans la salle-à-manger de notre manoir favori :

Today in 1618: Sir Walter Raleigh is executed.

Raleigh is best known as an explorer and a favourite courtier of Elizabeth I. He was knighted and appointed captain of the Queen's Guard in 1587. However, Raleigh’s secret marriage to one of the Queen’s maids-of-honour Elizabeth Throckmorton angered the queen and both were imprisoned in the Tower of London. When James I took the throne in 1603, Raleigh was far from a favourite, and, after being implicated in a plot against the King, found himself once more in the Tower – this time for 13 years, held in the Bloody Tower. He was released to lead an expedition to El Dorado, but its failure led to his arrest and death sentence.

Image: The lower chamber in the Bloody Tower, reconstructed as Sir Walter Ralegh's Study :

N.D.L.R. : Contemporain de la Chaslerie.
Renaud Camus, écrivain des crépuscules

Renaud CAMUS

On se trouve devant la centaine de volumes publiés par Renaud Camus – journaux intimes, romans, essais politiques, abécédaires, mélanges – comme l’alpiniste devant certaines montagnes : l’œuvre est si riche de sujets, de genres, de tons qu’elle intimide, si tendue par un style unique, ferme et ferré, qu’elle force à l’humilité. – En désespoir de cause, on prend au hasard un de ces livres, en pensant qu’on en dira assez qu’on donne envie d’en lire davantage. On est tombé sur Kråkmo, un des volumes du journal que publiait Fayard, du temps que Fayard était éditeur ; nous sommes en 2009.

C’est le sentiment d’avoir été défait, et d’abord sur le plan de la « carrière littéraire », qui frappe d’emblée. Cet échec tourne, pour ce volume, autour de l’Académie française : on échoue à obtenir le Grand Prix du roman, et surtout à se faire élire sous la Coupole – et c’est toute une vie d’écrivain que cet échec noircit : « Jamais un succès, jamais : qu’est-ce que c’est que cette malédiction ? […] Quelle griserie ce doit être que quelque chose réussisse, pour une fois (ou régulièrement) ! Il est écrit, décidément, que ce ne sera pas mon lot. » Un jour qu’une promenade le mène dans un bois où, des années durant, il a dégagé des voies de passage, Camus découvre que ses sentiers ont disparu, recouverts par la repousse des branches et des feuillages. Ainsi ses efforts de débroussailleur n’auront servi à rien : tout est revenu à l’état antérieur, sauvage et naturel. C’est exactement le mouvement qui voit l’écrivain piétiner, sinon reculer dans sa propre voie, où toujours domine le sentiment de la perte : « Je sais que je n’aurai pas la force, ni l’envie, ni le temps de tout recommencer », dit-il de ce bois autant que de sa candidature. « Du coup ce sont toutes ces années qui me semblent perdues – celles au cours desquelles je suis passé de neuf à trois voix, à l’Académie française. » Si cet échec affecte réellement l’auteur, c’est qu’il le ramène au fiasco de ses ambitions. Très jeune, il était convaincu qu’il mènerait la vie mythique d’un écrivain d’importance. Or « ce n’est pas arrivé, et maintenant cela n’arrivera plus […]. Serait-ce arrivé, il me semble que ma vie, et certainement mon “œuvre”, auraient été beaucoup plus intéressantes. »

Un écrivain appartient à un art mort ; et cela n’entre pas pour rien dans l’impression d’une défaite plus générale, et qui va s’élargissant. Un épisode qui est anecdotique en apparence seulement en donne une image significative. On vend la bibliothèque d’un homme qui vient de mourir. Camus, qui en rachète une partie, prend conscience, et le lecteur avec lui, que si le livre a une valeur à l’achat, quelques années plus tard à peine, ou seulement quelques mois, il n’en a plus aucune ; et l’auteur de confesser sa gêne, sa honte, d’avoir payé quelques dizaines d’euros des livres qui, à leur propriétaire, avaient dû coûter une somme cinquante ou cent fois supérieure – et pour rendre la situation plus dérisoire encore, plus amère et plus triste, il rapporte que, pour l’achat du lit, dans cette maison, c’est toute la bibliothèque qu’il aurait pu emporter. Le livre ne vaut rien, du point de vue marchand ; il ne vaut pas davantage « physiquement », sur le plan de la qualité matérielle, de la robustesse par exemple (il se dégrade aujourd’hui infiniment plus vite que jadis, et même que naguère) ; mais il vaudra moins encore sur le plan esthétique : c’est ce que suggèrent à notre auteur les effarantes lettres électroniques qu’il reçoit d’aspirants littérateurs, messages sans ponctuation ni syntaxe, écrits dans une orthographe d’enfant diminué. « Nous nous sommes vu une fois, vous pouvé pas vous souvenir », lui précise un correspondant qui, comment en douter, veut devenir écrivain. C’est un idiome nouveau qui se parle et s’écrit désormais, non seulement chez les Français, mais aussi chez ceux qui aspirent à écrire des livres, au point qu’un jour, prédit Camus, les éditeurs seront las de traduire dans une langue académique ce néo-français, si lointainement inspiré de l’ancien. Ils cèderont, ils cèdent, ils ont cédé. (On le constate de plus en plus fréquemment : les c’est de lui dont il s’agit prolifèrent dans les livres d’aujourd’hui, parmi les avérer faux, les dilemnes, les après qu’il soit parti, les pallier à, et quantités d’autres mauvaises herbes. On a parfois le sentiment que les correcteurs ont cédé, d’épuisement peut-être. On garde par exemple un souvenir effaré de l’édition de La Cuisine des prix (Journal 1980-1993), de Jacques Brenner.) Le livre a rejoint, irréparablement, les autres objets de consommation courante, où lui est garanti un avenir de produit industriel : médiocre du point de vue esthétique, triomphant sur le plan commercial. Ainsi, la mort de la littérature française n’implique pas la mort du livre ni celle du français, bien au contraire : ce type de français et ce type de livre, la dégradation de celui-là croissant à proportion de la démonétisation de celui-ci, ne crèveront pas ; ils prospèreront, ils prospèrent.

En effet, les nouveaux auteurs auront de nouveaux lecteurs, et ceux-ci, pour qui le français traditionnel sera toujours trop difficile, trop riche, trop classique, feront le succès de ceux-là : « Aux nouveaux lecteurs, formés à la rude école des SMS, tout ce qui est écrit comme j’écris, en français officiel, en français tel qu’on l’enseignait et qu’on ne l’enseigne plus, paraîtra “trop bien écrit”, et donc ne pas s’adresser à eux. Vocabulaire, syntaxe, tout cela leur sera indifférent. J’allais ajouter le mot style, mais un scrupule m’a retenu. Non, ils pourront parfaitement apprécier le style de quelqu’un qui écrit “nous nous somme vu une fois, vous pouvé pas vous souvenir…”. Et peut-être cet auteur en aura-t-il en effet, du style. Mais ce sera dans une autre langue, qui naît tandis que la mienne meurt. » Cette langue qui meurt, c’était celle de la classe cultivée, essentiellement bourgeoise et aristocratique, également morte ; elles étaient nées l’une de l’autre, ensemble elles ont été vaincues. La langue qui naît, qui a défait la précédente, qui est née de ce crime, c’est celle de la petite bourgeoisie, dont le néo-français s’impose, comme triomphe sa néo-culture, qu’il n’est plus convenable d’appeler sous-culture d’analphabètes : les bandes dessinées, les chansons populaires, les romans de gare, et tout ce qui autrefois était considéré comme la version, médiocre et grotesque, de la peinture, de la musique, de la littérature. Il y avait Leroy, Ligeti et Bonnefoy ; il y a Enki Bilal, Abd al Malik et Fred Vargas – et c’est désormais à ceux-ci que l’on consacre des émissions, des colloques, des thèses. Dans ce retournement des valeurs culturelles, et des valeurs morales concomitantes, l’inculture d’aujourd’hui, c’est-à-dire la sous-culture des classes populaires, est devenue la culture ; quand la culture d’autrefois, les plus hautes œuvres de l’esprit produites par la classe cultivée, est l’objet d’un mépris sans équivoque.

« Le pire, ajoute notre auteur, est l’incroyable sérieux de tout cela », car ces amateurs d’« art populaire » (on a bien vu l’oxymoron : rien de ce qui est populaire n’est artistique, il n’est d’art que bourgeois) se voient « comme des savants, de grands érudits, des chercheurs. […] Jamais l’imbécillité n’a été entourée d’un tel faste, ni la niaiserie de pareils égards. » L’inversion morale à laquelle nous assistons (la bêtise et la paresse transformée en intelligence et en curiosité), parallèlement à l’inversion culturelle (l’inculture changée en art), rien ne l’atteste mieux que la mort de la honte (auquel Renaud Camus a consacré un Éloge, aux éditions P.O.L., en 2004). L’auteur remarque d’abord la stupéfiante grossièreté sans vergogne des anonymes interrogés par des journalistes lors des micros-trottoirs ; sans parler de celle des personnages publics, le Président de la République au premier chef ; mais c’est surtout le téléphone qui découvre le mieux la disparition du sur-moi : « Dans la librairie une femme a bien dû parler vingt minutes sur son téléphone portable. J’ai du mal à comprendre que les gens, s’ils ne sont pas retenus par la politesse, par la discrétion […], ne le soient pas par la peur du ridicule, ou par la honte, tout simplement – ma bonne vieille amie la honte, ce pilier de la civilisation. » (Curieusement, mais curieusement en apparence seulement, cette volonté de s’exprimer le plus fort qu’il se peut, et si possible aux oreilles de tous, s’accompagne, notamment sur Internet, d’une épidémie d’anonymes et de pseudonymes. Ici, on n’a pas honte de crier sa vie au plus grand nombre ; là, on aurait honte (c’est une hypothèse, et elle n’est pas celle de Renaud Camus) des « commentaires » qu’on laisse sur les sites et les blogs. Anyway, la grossièreté règne également ici et là.)

Andersen, fils d’un cordonnier et d’une servante d’Odense, est devenu un représentant éminent des lettres danoises, quand rien, socialement, culturellement, ne l’y prédisposait. Cette prouesse ne fut rendue possible que grâce aux bourgeois cultivés (à Odense d’abord, puis à Copenhague) qui acceptèrent de l’enseigner et de former son goût. C’est ce que constate Camus, qui prépare une de ses Demeures de l’esprit consacrée au Danemark et à la Norvège. C’est précisément ce lien incontestable entre classe sociale et culture – le niveau culturel croissant et décroissant à proportion du niveau social, l’art et la culture n’ont jamais été les produits du peuple mais toujours ceux de la classe aisée – que l’on conteste aujourd’hui. Cette négation s’accompagne d’une idéologisation des rapports sociaux : la classe populaire est autant entêtée par la célébration de ses vertus que par la volonté de ridiculiser la classe supérieure (ou l’idée qu’elle s’en fait, et qui se réduit le plus souvent à une classe populaire enrichie). Les petits bourgeois, tout en ayant vaincu, sont toujours animés par un fort ressentiment de classe à l’égard des bourgeois et des aristocrates. Ce complexe d’infériorité, volontiers haineux, est très clair, et clairement assumé, chez un certain nombre de figures du Paris « littéraire », Josyane Savigneau e.g.

Cette lecture idéologique des classes sociales, et de leurs rapports, est également nette dans Neuilly sa mère !, une comédie à succès (Camus tombe sur une émission de télévision qui l’évoque). « Sami Benboudaoud, 14 ans », vit « heureux avec ses potes dans sa cité de Châlon » ; or « le destin l’arrache un jour à son paradis, et le propulse dans l’enfer de… Neuilly-sur- seine ! » Dans un hôtel particulier, l’adolescent devra « partager le quotidien de Charles, son cousin du même âge, plein de préjugés racistes et obsédé par son ambition de devenir un jour… Président de la République ! » (Je dois ce résumé au site AlloCiné.) La banlieue est un « paradis », Neuilly un « enfer », le Français de souche « raciste » comme le jeune Samir doit être lui-même tolérant, imagine-t-on : on voit bien que l’inversion morale et culturelle s’accompagne fatalement, sous couvert d’antiphrase, d’une inversion idéologique.

S’il est certain désormais que l’on ne mènera pas la vie d’un grand écrivain d’autrefois, que l’on pratique un art mort dans une langue morte, tandis que triomphent des valeurs morales et culturelles que l’on nous avait appris à mépriser, si la civilisation entière a échoué à se maintenir (Je maintiendrai, la devise de Guillaume d’Orange est d’ailleurs la maxime préférée de la mère de l’auteur : or, précisément, cette mère meurt pendant la rédaction de ce volume du journal, et c’est aussi l’image de la fin d’une civilisation) – que reste-t-il ? D’autres crépuscules, sans doute, ceux du septembre déclinant, dans le Gers, où le soleil fait du ciel le cœur vivant d’une forge ; les voyages, qui seront l’occasion d’autres livres ; l’amour, avec certain Pierre. Il reste à persévérer dans son être, dans son œuvre, et dans la solitude qui seule est rédemptrice, puisque, de tous les instincts, celui qui fait le plus défaut à Camus est l’instinct de la meute : « J’aimerais bien savoir comment se nomme l’instinct inverse, l’instinct du sanglier, l’instinct singulier. J’y songeais lorsque j’ai croisé […] un groupe de marcheurs sous la houlette d’un guide qui leur montrait ce qu’il fallait regarder en tendant son bâton. Il me semble aussi stupéfiant de s’agréger pour marcher dans la montagne que d’aller visiter les monuments historiques lors des Journées du Patrimoine […]. Mais qu’est-ce qui peut bien pousser à se joindre au troupeau quand on pourrait très bien s’en dispenser ? Mieux, quand toute la jouissance (sur la lande, dans le jardin ou la galerie d’un château) a pour source et pour condition (de mon point de vue) la solitude ? »

En arrivant au bout de ces lignes, on se rend compte que l’on n’a rien dit encore, de cette œuvre, de son humour, par exemple, du rire ravageur qu’elle provoque souvent ; ni de ce style unique, tenu, ennemi de tout relâchement. On a seulement insisté sur le sentiment crépusculaire qui la traverse, comme il traverse, quand il ne les habite pas, celle des écrivains les plus intéressants d’aujourd’hui, qui tous décrivent la fin d’un monde, avec la victoire du nouveau ; c’est, parmi d’autres, le mérite de Renaud Camus que de donner les accents les plus déchirants à ce soleil finissant.

Lundi 21 août 2017

N.D.L.R. : Voici pourquoi, en dépit (ou à cause ?) de son caractère sulfureux, je suis un "ami Facebook" de Renaud CAMUS.

Je trouve des résonances fortes entre sa démarche et la mienne. Lui accumule les ouvrages qu'il édite désormais seul. Moi, j'ai restauré de vieilles pierres, avec le même sentiment qu'après mon passage sur Terre, les mauvaises herbes finiraient par reprendre le dessus. Lui continue d'écrire. Pour moi, la carrière de restaurateur de vieilles pierres est terminée, faute de carburant. Le mieux que je puisse faire désormais est de tenter de passer le relais. En aurai-je la force (ou la constance) ? That is the question.