Le magistère catholique après Fiducia supplicans : retour sur une étrange approche
Ce texte a soulevé dans l’Eglise un tollé. En soi, c’est très nouveau. Mais la problématique sous-jacente n’est pas une nouveauté totale, tant s’en faut. Elle conduit à s’interroger sur l’exercice même du magistère après l’expérience étrange de ce pontificat.
Moins de doctrine, plus de processus
Déjà, depuis le début se sont multipliées les interventions pontificales hâtives et improvisées, les déclarations à l’emporte-pièce dans l’avion ou devant des journalistes sur lesquelles les services du Vatican doivent ensuite fournir des explications embarrassées. Mais cela pouvait rester une question de tempérament personnel du pape. Plus significatifs sont les textes soigneusement ambigus, à commencer par la fameuse note de Amoris laetitia (AL) sur les divorcés-remariés : l’opacité du texte et le choix du support (note de bas de page) avaient suscité des torrents de commentaires ; le pape lui-même avait dû faire une déclaration, où il validait l’interprétation des évêques argentins.
Il semble bien qu’il y ait là une méthode et une position globales. On sait que le pape François a une grande méfiance par rapport à ce qu’il voit comme les risques de la doctrine : risque du pharisaïsme qui jette des affirmations abruptes à la figure des gens, « comme des pierres » dit-il ; risque plus profond de bloquer, par des objections, des processus se déroulant dans le temps et qui en ont besoin. Cela se résume dans la conjonction de deux de ses aphorismes favoris : « le temps est supérieur à l’espace » (l’espace symbolisant la prise de contrôle, jugée suspecte) et « la réalité est supérieure à l’idée » (méfiez-vous des idées et de leur logique).
Il en résulte que son agenda de transformation de l’Eglise n’a presque jamais pris la forme d’une position doctrinale remettant directement en cause des enseignements antérieurs. Bien au contraire, il a insisté chaque fois sur l’idée que la doctrine ne changeait pas. Le fait est évident avec Fiducia supplicans (FS), à travers les propos répétés de son porte-parole le cardinal Fernandez. Mais régulièrement on introduit, à côté de la doctrine, des éléments nouveaux qui, pour un esprit logique, ne sont pas d’emblée cohérents avec elle, et notamment une pratique (une praxis ?) nouvelle, censée être l’émergence, dans le temps, de processus situés dans la réalité, supérieurs selon cette approche à l’idée doctrinale.
Le seul cas où on peut voir un changement frontal assumé de la doctrine est la peine de mort, avec une modification brutale du catéchisme, décidée sans débat ni concertation, d’ailleurs inutile puisque l’impossibilité pratique de la mettre en œuvre dans le contexte actuel était déjà affirmée par le texte antérieur. Mais ce dernier prenait soin de rappeler la doctrine traditionnelle sans la contredire. Ici, dans la formulation comme dans les justificatifs, on donne l’impression que l’évolution de la sensibilité (sur la ‘dignité de l’homme’) suffit à elle seule pour remettre en cause vingt siècles pratiquement unanimes et solidement appuyés sur la Bible. De façon symptomatique, ici aussi, le processus évolutionniste prime manifestement sur l’attachement à la permanence de la vérité.
Faire glisser la doctrine par juxtaposition
Le fait que c’est là le seul exemple de changement assumé ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’autres exemples de changements réels, mais plus subtils. Ils ne se présentent pas comme tels, mais juxtaposent des affirmations nouvelles avec la doctrine antérieure, sans faire le pont entre les deux. Ainsi du passage de la déclaration d’Abu Dhabi, indiquant que le pluralité des religions était voulue par Dieu : les bonnes âmes l’expliquent par des besoins diplomatiques. Mais ce sont toutes les évocations que le pape François fait des religions autres que chrétiennes qui manifestent chez lui une forme d’acceptation de cette pluralité. Et ce n’est jamais confronté avec la doctrine, celle que rappelait naguère encore la déclaration Dominus Jesus, pour qui le christianisme est la seule religion essentiellement vraie.
La même remarque vaut pour un texte majeur du magistère comme l’encyclique Fratelli tutti, comme je l’avais fait observer dans
un article. A côté d’une inspiration de fond stimulante (sur la fraternité notamment), le pape met de nombreuses touches personnelles aboutissant à modifier de fait sensiblement l’enseignement magistériel. Ainsi sur les migrations, paraissant affirmer un droit absolu, toujours et partout, de tout migrant pour aller s’installer là où il veut, et marginalisant l’Etat national, comme si désormais le seul bien commun était universel. Ou la guerre juste, le pape expliquant même que la doctrine jusque-là permanente n’a plus de valeur – mais sans la changer. Plus troublante est à nouveau la place de la religion. L’essentiel du texte se comprend sans religion (même s’il utilise des textes chrétiens) ; ce n’est qu’à la fin qu’on lit d’une part que la fraternité est impossible sans paternité, donc sans croyance en Dieu ; mais que d’autre part celle-ci suffit, donc dans le cadre de n’importe quelle religion.
De tels glissements sont à rapprocher de ce qui a été relevé en matière morale, avec AL et FS. Dans ces cas, c’est l’appel au discernement qui prend de telles proportions qu’on ne sait plus quelle est la portée réelle des principes. Cela aboutit en pratique à la même juxtaposition de règles générales maintenues et de possibilités ouvertes, dont la cohérence avec les précédentes n’est pas véritablement traitée. Dans ces deux cas, la logique de ces voies nouvelles, telles qu’on les comprend spontanément, eût impliqué par cohérence une modification des principes : un deuxième mariage dans un cas (comme chez les orthodoxes) ; une révision de la morale sexuelle (notamment sur l’homosexualité) dans l’autre. Mais cela aurait soulevé de très graves questions et justement ce n’est pas la méthode employée. La solution est attendue de la praxis, du travail du temps, supposé guidé par l’Esprit. Mais comment concilier cela avec un magistère ? Si la doctrine se trouve relativisée de fait par le titulaire en place, quelle est l’autorité de l’un et de l’autre ?
Une approche nouvelle mais peu convaincante
Cette approche est en partie explicable par une tradition jésuite où l’exaltation du discernement a pu déboucher autrefois sur les joies de la casuistique, et par le contexte argentin de la théologie du peuple, méfiante à l’égard des élites. Ce n’est pas celle du magistère antérieur, attaché à la continuité et à la cohérence dans la doctrine. Mais ce n’est pas non plus celle des progressistes : ils soutiennent le pape François, mais auraient préféré des positions nettes, des changements doctrinaux assumés, voire une anthropologie différente. Ceux qui pensaient que FS apaiserait les dissidents allemands ou autres seront bien déçus.
Combinée avec un style de gouvernement abrupt et autoritaire, cette méthode étrange et inédite suscite inévitablement des réactions embarrassées. Si la révolte contre FS reste un cas exceptionnel, l’effet dominant de tout cela est en définitive un plus grand détachement à l’égard du magistère. Détachement des progressistes, mais c’était le cas depuis longtemps. Mais désormais aussi des conservateurs, comme on le voit notamment aux Etats-Unis, avec la multiplication de livres et articles sur les limites de la papauté et sur les excès passés de ce qu’ils appellent hyperpapalisme, qu’ils font d’ailleurs remonter bien avant François. En clair, les conservateurs sont de moins en moins ultramontains : une rupture historique majeure, et trop peu soulignée.
Le successeur de François devra donc s’y prendre autrement, sauf à élargir la déchirure, ou à perdre encore en crédibilité. Plus d’écoute, plus de cohérence, et la concentration sur l’essentiel : le message permanent de la foi et ses exigences.
N.D.L.R. : Je crains que tout ceci soit un peu difficile à comprendre pour moi. Je vais néanmoins essayer.