Message #58454

(Début de citation)

De : Pierre-Paul Fourcade <penadomf@msn.com>
Envoyé : dimanche 3 mars 2024 18:17
À : V.
Objet : Re: Le courage, deux exemples

Il est en effet possible que tous ne soient pas capables de s'élever à ces altitudes. Faut-il pour autant le regretter ?

Envoyé de mon mobile
Envoyé à partir de Outlook pour Android

__________________________________________________________________________________________________

De : V.
Envoyé : dimanche, mars 3, 2024 6:10:36 PM
À : Pierre-Paul Fourcade <penadomf@msn.com>
Objet : Le courage, deux exemples

Cher Pierre Paul, je pense que vous apprécierez cet échange épistolaire reçu aujourd’hui sur ma boite mail, envoyé par une amie….
... deux hommes lumineux de courage et d’élégance dans notre monde médiocre…

Navalny, Sharansky Lettres du goulag

Au printemps 2023, Alexeï Navalny entame une courte correspondance avec le dissident soviétique Natan Sharansky. Les deux hommes, mus par un refus obstiné de la peur, s’amusent et se désespèrent des similitudes entre les systèmes soviétique et poutinien



YANN LEGENDRE
MOSCOU - correspondant
Avant de mourir à 47 ans dans le secret d’une prison de l’Arctique, le 16 février, Alexeï Navalny fut un lecteur passionné. Il n’a cessé de parler de ses lectures à ses correspondants en liberté. Il s’autorisait même, sur ce seul sujet, des plaintes : à l’isolement disciplinaire, où il passa une bonne partie de sa détention, le règlement ne l’autorisait à emmener qu’un seul livre, quand il en dévorait le reste du temps une dizaine à la fois.
A l’un de ces correspondants, il a aussi confié son intérêt nouveau pour les essais politiques et les Mémoires, sa curiosité intacte pour les affaires du monde. Jusqu’au bout, Alexeï Navalny a cru en son combat politique, persuadé que la prison ne constituait qu’une étape dans son parcours et sa formation.
C’est précisément la lecture du livre de Natan Sharansky Fear No Evil (Random House, 1988 [traduit en français la même année et publié chez Grasset sous le titre Tu ne craindras point le mal]) qui a poussé Alexeï Navalny à engager une courte correspondance avec l’ancien dissident soviétique installé en Israël. « Je crois que c’est une chose permise entre un auteur et son lecteur », écrit l’opposant dans un courrier daté du 3 avril 2023.
Jeu de miroirs
S’ils sont soumis à la censure, ces échanges sont fluides, grâce au système de correspondance numérisée mis en place dans certains lieux de détention russes – héritage des timides réformes libérales du début des années 2010, baptisé Zonatelecom, la « zone » évoquant en russe le monde de la prison.
Tu ne craindras point le mal, le titre du livre de Sharansky, dit assez la proximité entre les deux hommes, quand Navalny a fait de cette proclamation une ligne de conduite autant qu’un programme politique. Sharansky l’a écrit entre 1986 et 1988, date de sa première publication en anglais, après avoir passé neuf années dans les geôles soviétiques.
L’homme est alors encore connu sous le nom d’Anatoli Chtcharanski. Il est un proche du physicien et dissident Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix en 1975. Il est surtout la figure centrale du mouvement des refuzniks, ces juifs soviétiques dont la vie en URSS était rendue impossible le temps que leur demande d’émigration en Israël soit étudiée, ou après le refus de celle-ci.
Lui-même émigrera en 1986 en Israël, où il hébraïsera son nom. Il occupera plusieurs postes ministériels avant de prendre, entre 2009 et 2018, la tête de l’Agence juive, organe gouvernemental chargé de l’immigration juive. Le rappel de cette kippa bricolée dans la prison de Tchistopol, au Tatarstan, que l’homme de 76 ans continue de porter, montre qu’une partie de son cœur est restée en Europe, ou au moins dans les prisons soviétiques – son « alma mater », écrit-il, dans un clin d’œil qui ravit Alexeï Navalny.
Les deux hommes s’amusent autant qu’ils se désespèrent de ce jeu de miroirs entre les époques, des innombrables similitudes entre les systèmes soviétique et poutinien – des plus lourdes aux plus mesquines. Ils se réchauffent de leur admiration mutuelle, de se découvrir tant en commun, à commencer par le refus obstiné de la peur. Instinctivement, même à des décennies et des milliers de kilomètres de distance, l’opposant à Vladimir Poutine de 1,88 m et le vieux dissident soviétique de 1,59 m se tiennent épaule contre épaule.
Navalny s’attend même à se voir transférer à la prison centrale de Vladimir, où Sharansky fut un temps détenu. La prédiction ne se réalisera pas. C’est finalement dans le Grand Nord que l’opposant sera envoyé « faire travailler son âme » et voir mourir son corps. L’échange a été bref – une simple conversation de promenade, un morceau de littérature carcérale laissé aux futures générations de prisonniers.
Les lettres qui suivent ont d’abord été publiées sur le site The Free Press.
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR VALENTINE MORIZOT ET DU RUSSE PAR NIKITA MOURAVIEFFCt

Alexeï Navalny Le virus de la liberté est loin d’être éradiqué
« Cher Natan,
C’est Alexeï Navalny, qui vous salue depuis l’oblast de Vladimir – même si je doute que vous en gardiez de chaleureux souvenirs.
Je me trouve actuellement dans la colonie pénitentiaire numéro 6, à Melekhovo, mais la prison de Vladimir m’écrit qu’une cellule est en train d’être préparée pour moi. Je vais donc probablement être transféré dans le même établissement que celui où vous avez été. Peut-être y aura-t-il une plaque disant “Natan Sharansky a été détenu ici”. Je vous prie de pardonner cette intrusion et cette lettre d’un inconnu, mais je crois que c’est une chose permise entre un auteur et son lecteur.
Je vous écris en effet en tant que lecteur. Je viens de lire votre livre, Tu ne craindras point le mal [Grasset, 1988], alors que j’étais au PKT [cellule disciplinaire]. A présent, je vous écris du ShIZO [cellule d’isolement punitif, l’équivalent du “mitard”] – j’y aurai passé cent vingt-huit jours au total ! Et j’ai ri à la lecture de ce passage : “On m’a puni en m’envoyant quinze jours au ShIZO, puis, comme j’avais enfreint les règles de la prison, on m’a envoyé pour six mois au PKT.” Ce qui m’a amusé, c’est que ni l’essence du système ni ses méthodes n’ont changé.
Je tiens à vous remercier pour cet ouvrage qui m’a beaucoup aidé et m’aide encore. Oui, je suis actuellement au ShIZO, mais j’ai lu que vous aviez passé 400 jours en “cellule disciplinaire”, avec des rations alimentaires réduites, et j’ai compris que certaines personnes payaient un prix bien plus élevé encore pour leurs convictions.
Je regarde la photo de la carte postale que vous envoyait Avital [la femme de Sharansky], dont tous les mots sont barrés [par la censure]. Je suis allé ensuite au tribunal où on essaie de me convaincre que brûler les lettres qui me sont adressées est légal, car elles contiennent un “message codé”.
J’ai conscience de ne pas être le premier, mais j’espère vivement être le dernier, ou du moins un des derniers, à devoir endurer tout cela.
Votre livre donne de l’espoir parce que la similitude entre les deux systèmes – celui de l’Union soviétique et celui de la Russie de Poutine –, leur ressemblance idéologique, leur hypocrisie comme fondement du régime, et leur continuité garantissent une chute aussi inévitable que celle à laquelle nous avons assisté.
L’essentiel est de tirer les bonnes leçons pour éviter que cet Etat de mensonge et d’hypocrisie ne recommence. Dans la préface de l’édition de 1991, vous écrivez que les dissidents politiques emprisonnés conservent “le virus de la liberté” et qu’il est important d’empêcher le KGB d’inventer un vaccin contre ce virus. Hélas, ils ont inventé ce vaccin. Pourtant, dans la situation actuelle, ce ne sont pas eux qui sont à blâmer, mais nous, nous qui pensions naïvement qu’il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Et que, pour de bonnes causes, on pouvait truquer un brin les élections ici, influencer un peu les tribunaux là, étouffer un tantinet la presse, ailleurs.
Toutes ces petites choses, et la croyance qu’il est possible de moderniser l’autoritarisme, sont les ingrédients de ce vaccin.
Malgré tout, le “virus de la liberté” est loin d’être éradiqué. Ce ne sont plus des dizaines ou des centaines, comme autrefois, mais des dizaines et des centaines de milliers d’individus qui n’ont plus peur de se lever pour la liberté et contre la guerre, malgré les menaces auxquelles ils s’exposent. Des centaines d’entre eux se trouvent en prison, mais je suis persuadé qu’ils ne se laisseront pas briser et ne renonceront pas.
Beaucoup d’entre eux puisent de la force et de l’inspiration dans votre histoire et votre héritage.
Je suis certainement l’un d’eux.
Je vous remercie.
J’ai recopié, pour moi-même, ces mots de votre livre : “L’Shana Haba’ah B’Yerushalayim.”[L’an prochain à Jérusalem]
Bien à vous,
Alexeï,
3 avril 2023. »

Natan Sharansky Vous n’êtes pas un simple dissident – vous êtes un dissident « avec du style »
« Mon cher et très respecté Alexeï,
J’ai été bouleversé en recevant votre lettre. La seule pensée qu’elle vient directement du ShIZO [cellule d’isolement punitif], où vous avez déjà passé cent vingt-huit jours, me bouleverse – comme un vieil homme serait bouleversé en recevant une lettre de son “alma mater”, l’université où il a passé les années de sa jeunesse.
Je vais vous faire une réponse non seulement d’auteur à son lecteur, mais aussi d’admirateur.
Voici, d’abord, ma réponse d’auteur : lors de la rédaction de mon livre Fear No Evil[Random House, 1988, traduit en français la même année et publié chez Grasset sous le titre Tu ne craindras point le mal] juste après ma libération en février 1986, presque tous mes amis et compagnons d’armes étaient soit au goulag, soit en lutte. J’ai conçu ce livre non seulement comme une autobiographie, mais aussi comme une sorte de guide ou de manuel pour tenir face au KGB. Mais, au moment où il a été publié en russe, l’URSS était déjà en train de s’effondrer. Aussi, au fil des ans, ce livre a été de plus en plus considéré comme un roman historique sur un âge obscur. Mais aujourd’hui, “le rêve de l’idiot s’est réalisé !”.
Ce fut d’abord Vladimir Kara-Mourza [opposant condamné le 17 avril 2023 à vingt-cinq ans de colonie pénitentiaire]. Et à présent, c’est vous qui m’écrivez pour me dire que ce livre “fonctionne” dans une prison russe d’aujourd’hui. A quelque chose mon malheur est bon.
A présent, voici ma réponse d’admirateur : Alexeï, vous n’êtes pas un simple dissident – vous êtes un dissident “avec du style”. L’horreur que m’a inspirée votre empoisonnement s’est muée en stupéfaction et même en admiration lorsque vous avez mené votre propre enquête.
Au lendemain de votre retour en Russie, un correspondant européen posait cette question, qui m’a profondément mis en colère : “Pourquoi y est-il retourné ? Tout le monde savait qu’il allait se faire arrêter à l’aéroport – ne comprend-il donc pas une chose si évidente ?” J’ai eu cette réponse assez brutale : “C’est vous qui ne comprenez rien. Si vous croyez que son but est de survivre, alors vous avez raison. Mais ce qui le préoccupe véritablement, c’est le sort de son peuple, et en retournant en Russie, il lui dit : « Je n’ai pas peur, et vous non plus, vous ne devez pas avoir peur. »”
Je vous souhaite – aussi dure que la détention puisse être physiquement – de conserver votre liberté intérieure.
En prison, j’ai découvert que, outre la loi de la gravitation universelle des particules, il existe aussi une loi universelle de la gravitation des âmes. En restant un homme libre en prison, Alexeï, vous touchez l’âme de millions de personnes dans le monde.
Alexeï, c’est vraiment triste que le passé puisse revenir aussi rapidement et aussi facilement. Après la chute de l’URSS, Vladimir Boukovski a appelé à juger le communisme devant un tribunal. Mais rares étaient ceux à soutenir cette idée. Après tout, le monde libre avait vaincu “sans qu’une seule balle ne soit tirée”. Alors pourquoi remuer le passé ?
J’espère qu’à présent, après que tous ces coups de feu ont été tirés, il est évident que ce procès était à l’époque nécessaire, et qu’il le sera demain.
D’ailleurs, je vous écris la veille de Pessah [la Pâque juive] – qui commémore la libération des juifs de l’esclavage d’Egypte, il y a 3 500 ans. Ce fut le commencement de notre liberté et de notre histoire en tant que peuple. Ce soir-là, les juifs du monde entier se réunissent autour d’une table et lisent ces mots : “Aujourd’hui, nous sommes des esclaves ; demain, nous serons libres. Aujourd’hui, nous sommes ici ; l’an prochain, à Jérusalem.”
Ce jour-là, je serai assis devant le repas de Pessah portant une kippa qui a été fabriquée il y a quarante ans avec ma portianka [bande de tissu remplaçant des chaussettes] par mon compagnon de cellule – un détenu ukrainien de la prison de Tchistopol. Voilà comme tout dans ce monde est lié ! Je vous souhaite, à vous Alexeï ainsi qu’à toute la Russie, un Exode le plus rapide possible.
Je vous embrasse,
Natan Sharansky
Jérusalem, 3 avril 2023 »

Alexeï Navalny Un jour, en Russie, il n’y aura plus ce qui a été
« Cher Natan,
Je vous envoie juste une petite note pour vous remercier infiniment de votre réponse.
J’ai été touché au point de devoir cacher mes larmes à mon compagnon de cellule. Et c’est la deuxième fois que vous me jouez ce tour ! A la dernière page de Fear No Evil [Random House, 1988, traduit en français la même année et publié chez Grasset sous le titre Tu ne craindras point le mal], lorsque vous écrivez “Pardonne ce léger retard”, il est bien évidemment impossible de retenir ses larmes.
Dans votre “alma mater”, tout est comme avant. Les traditions se perpétuent. Vendredi soir, j’ai été libéré du ShIZO [cellule d’isolement punitif] ; aujourd’hui lundi, j’en prends pour quinze jours de plus. Tout se déroule suivant l’Ecclésiaste : “Ce qui a été, c’est ce qui sera” [Ecclésiaste 1, 9].
Pourtant, je continue de croire que nous changerons les choses et, qu’un jour, en Russie, il y aura ce qui n’a pas été et qu’il n’y aura plus ce qui a été.
Et en fin de compte, où passer la semaine sainte si ce n’est au ShIZO ?
Encore un immense merci.
Je vous embrasse, f
A.
11 avril 2023 »

Natan Sharansky Vous êtes aujourd’hui plus libre que beaucoup, mais je sais que vous payez cher cette liberté
« Cher Alexeï,
Voici un petit mot en réponse à votre mot. Il est important que les liens entre les hommes et les mondes ne soient pas coupés. Je ne peux dire entre le monde libre et le monde non libre, car vous êtes aujourd’hui plus libre que beaucoup (si ce n’est que la majorité des gens) dans ces deux parties du monde. Mais je sais que vous payez cher cette liberté – de votre santé, de l’inquiétude de votre famille et, en fin de compte, de votre vie.
Je possédais certains avantages par rapport à vous. Moi qui mesure 1,59 mètre, j’avais les mêmes rations de nourriture que les vôtres. En cellule disciplinaire, les manches de ma veste tombaient suffisamment bas pour me tenir chaud, alors qu’elles ne vous arrivent probablement qu’aux coudes.
Mais, au moins, vous recevez ces lettres, et, plus que tout, vous partagez ce que vous vivez en temps réel.
Un jour, un poète russe [Nikolaï Zabolotski (1903-1958)] écrivit : « Ne laisse pas ton âme être paresseuse, évite de battre l’eau avec un bâton, l’âme doit travailler, jour et nuit, jour et nuit. » En Russie, cela paraît difficile, mais vous, vous le faites sans effort.
A en juger par le temps que vous avez déjà passé au ShIZO [cellule d’isolement punitif], vous allez bientôt battre tous mes records. Mais j’espère que vous n’y parviendrez pas.
Je vous embrasse,
Natan
17 avril 2023,
Jérusalem »

(Fin de citation)

Commentaires