Message #19998

Sonia et Philippe avaient insisté, dans l'après-midi, pour que je prenne part à leur dîner de mariage et j'avais fini par accepter. Je me suis donc rendu au manoir de la Nocherie (endroit dont je découvrais la dimension gastronomique dans un cadre que j'ai trouvé très agréable) où j'ai eu la surprise d'être placé à la table des mariés, en bout de table précisément, avec vue sur l'ensemble de l'assistance.

En m'accueillant, Sonia m'avait cité les noms de mes deux voisins immédiats, une de ses amies architecte à Caen et un père jésuite reconnaissable par moi grâce à l'insigne qu'il portait au revers de la veste. Réagissant au nom de ce dernier, je lui avais dit qu'il ne m'était pas étranger même si je ne situais plus où je l'avais entendu. Il m'avait répondu que je confondais peut-être avec un ministre homonyme (N.B. : mes recherches ultérieurs sur la toile m'ont montré qu'ils étaient cousins) ou un autre personnage (dont j'ignorais l'existence et dont je n'ai pas retenu le prénom ni la fonction).

Ce père jésuite m'ayant rapidement informé qu'il enseignait à Sciences Po, je lui ai fait part de ma scolarité dans cet établissement (qui y avait duré, en tout et pour tout, trois séances de conférence de méthodes, dont j'étais sorti persuadé que je maîtrisais suffisamment les plans en deux parties pour me dispenser de la suite), ainsi que du fait que j'y avais enseigné, il y a 35 ans, pendant deux années scolaires consécutives, les "techniques des marchés de l'argent" de concert avec mon collègue et ami de l'époque, Philippe CAMUS. Comme je m'en étais douté, ce nom a tout de suite allumé une étincelle dans l'œil de mon voisin d'en face et nous avons parlé people : BLOCH-LAINE père et fils, David DAUTRESME que j'ai bien connu avant 1981, Jean-Baptiste de FOUCAULD que je n'aimais guère et réciproquement, pour avoir subi ses caviardages incessants pendant les trois années où j'en avais été l'adjoint, en même temps qu'Elisabeth GUIGOU ; j'ai précisé que je trouvais que la propension de cet individu à disserter autour de balancements mécaniques du genre "salade de tomates et tomates de la salade" avait quelque chose de peu convaincant pour moi, même si j'admirais divers des autres accomplissements du personnage.

C'est au cours de ce bavardage que j'ai fini par comprendre que j'avais en face de moi le père Henri MADELIN, ancien provincial des jésuites de France, autrement dit un esprit particulièrement éminent, très vraisemblable ami du Pape François qu'il représente auprès du Parlement de Strasbourg. J'ai alors parlé de mes fils, l'aîné qui avait résisté et même survécu à 14 ans chez "les bons pères" et le cadet qui s'était rapidement trouvé éjecté de leur giron. J'ai raconté que, pour pouvoir inscrire mon aîné à Franklin, à l'époque où je défilais dans la rue, moi qui me considère comme un pur produit de l'école laïque et républicaine, en hurlant "Savary, si tu savais, ta réforme, ta réforme, Savary, si tu savais, ta réforme où on s'la met" (la suite est suffisamment connue, je pense, pour que je m'autorise à ne pas la citer ici), il avait fallu que j'aille à Mulhouse recueillir un mot de piston d'un cousin jésuite qui, au cours du déjeuner de choucroute au champagne que j'avais cru devoir lui offrir pour le circonvenir si nécessaire, m'avait informé qu'il quittait la Compagnie pour se marier ; un ange était alors passé en silence quelque part dans le Haut-Rhin, séraphin dont je me souviendrai toujours du vol furtif. Le père MADELIN se rappelait parfaitement mon cousin Bernard L., sa formation d'ingénieur, son origine géographique (Bagnères-de-Bigorre) et il a ajouté, non sans une élégance qui m'a séduit, que les anciens jésuites trouvaient toujours un job intéressant quand c'était nécessaire. A partir de là, les digressions se sont enchaînées, nous avons évoqué la Curie romaine, j'ai cité les noms de trois anciens collègues qui travaillent ou ont travaillé au Vatican, Michel CAMDESSUS bien sûr (négociateur tellement ductile qu'il m'inquiétait souvent) mais aussi Jean-Baptiste de FRANSSU (père, paraît-il, de quatre enfants, ce qui m'a semblé avoir une signification particulière pour mon interlocuteur) et Antoine de SALINS.

Je laisse ici de côté d'autres aspects de notre conversation que j'ai pourtant trouvés très intéressants, comme l'évocation du père GERVAIS, extraordinaire connaisseur du Japon dont la science et la clarté m'avaient fasciné vers 1979 au cours d'un de mes voyages dans ce pays, ou bien l'indication du fait que les jésuites recrutent aujourd'hui beaucoup au Kérala. J'en arrive petit à petit au point le plus passionnant, du moins à mes yeux, de ce dialogue. J'ai expliqué au père MADELIN que j'avais assisté l'avant-veille, dans les locaux du conseil départemental de l'Orne, à une série d'exposés, que j'avais trouvés remarquables, sur l'usage des églises en ces temps de repli de la foi et de restrictions budgétaires. En voici le programme :

La question m'est apparue particulièrement délicate puisque se mêlent des considérations de droit public français et de droit canon. Même si j'ai beaucoup admiré la qualité formelle et le contenu très équilibré de l'exposé de Mgr HABERT (au point que je me suis dit que nous tenions peut-être en lui un futur cardinal, lui qui jusque là, certes face à un public de cathos tradi que je fréquentais alors, m'avait paru timide pour ne pas dire effacé), il m'a semblé que, confrontée à un tel problème, l'Eglise restait sur une position trop frileuse alors que les gouvernants veillent, au moins en paroles, à lui laisser un droit de veto trop maladroitement exprimé, selon moi, par un jeune prêtre pourtant de solide réputation locale.

Le père MADELIN m'a alors dit : "Et vous, quel est le but de la restauration de votre manoir ?". C'était la troisième fois de la journée que cette question m'était posée. La première fois, c'était dans ma chapelle et par une famille chinoise à l'évidence très distinguée à qui je présentais l'endroit, et plus particulièrement par M. William TONG dont la fille avait été la correspondante de Sonia en Angleterre. La deuxième, c'était par un chanoine au visage de Nosfératu et à la clope toujours allumée, le père Hermann DELPLANQUE qui avait célébré le mariage du jour, moine prémontré et aumônier militaire en partance pour une mission secrète de 4 mois en Afrique auprès des forces d'action spéciale et qui m'avait demandé, alors que je l'interrogeais sur la progression de l'Islam au sein des troupes françaises, de prier pour lui et pour ses camarades.

Les trois fois, j'ai bredouillé, assez piteusement je dois dire, et peut-être pour me donner le temps de la réflexion : "Très bonne question, mais je ne connais pas la réponse".

En effet, lorsque j'ai acheté la Chaslerie, il y a 25 ans déjà, je croyais qu'il fallait, entre autres, que je rééquilibre ma vie en me donnant des objectifs à très long terme comme la restauration de ce manoir, moi qui vivais alors dans un milieu professionnel, la Bourse, où l'horizon dépasse rarement la semaine. Mais ces jours-ci durant lesquels, désormais, je me bats pour éviter que l'herbe ou l'inflation administraaaâââtive, qui bouchent quotidiennement mes horizons de restaurateur de vieilles pierres, ne m'ensevelissent davantage, que sont devenues mes aspirations à long terme, après les renversements de mon existence que j'ai subis comme tant d'autres ? J'aimerais tant le savoir !

P.S. : 1) Je suppose que le second MADELIN que le père avait cité est Louis, un illustre inconnu pour moi.
2) Nous avons également parlé de "Daniélou" avec le père MADELIN qui m'a appris que la directrice que nous y avions connue, l'excellente Melle REDIER, était décédée il y a quelques mois, une nouvelle qui attristera mon aîné comme elle me peine.

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