Message #45808

Jean-Yves MASSON (via "Facebook")
rédigé le Mardi 16 Avril 2019
Désultoirement vôtre ! - Archives, histoire, documentation - Références culturelles
"Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes", écrit Rabelais, pensant sûrement aux Perses d'Eschyle où la même idée est née en Occident. J'aimerais me raccrocher à cette phrase qui m'a inspiré un roman, « L'incendie du Théâtre de Weimar », mais pour l'instant je pleure des pierres qui ne sont pas des hommes mais que la prière de millions d'hommes a chargées d'humanité comme peu de murs ont pu l'être.
Les choses humaines sont périssables, mais un édifice comme Notre-Dame l'est moins que nous, et je ne pensais pas que j'assisterais un jour à sa mort. Je crois que j'aurais préféré mourir avant d'assister à ce désastre. Car elle est morte : il y a bien pire encore que l'incendie, c'est de penser qu'elle sera livrée aux restaurateurs patentés, les mêmes qui massacrent en ce moment un bon millier d'hôtels particuliers parisiens pour les mettre aux normes écologiques. Les mêmes qui décapent à l'acide sulfurique les tableaux du Louvre.
Je ne reverrai jamais Notre-Dame. Quelque temps, nous verrons son fantôme, son squelette. Christo pourra l'emballer, un artiste contemporain plantera devant un sapin de Noël en forme de plug géant, les touristes accrocheront des cadenas d'amour à ses grilles, on trouvera bien le moyen d'y mettre le vagin géant de la Vierge Marie au nom de l'art contemporain, ou bien Jeff K(o)on(s) offrira un bouquet de roses ou une Madone de Lourdes géante en acier fluorescent qu'on installera sur le parvis. Un président de la République inculte fera ériger une pyramide en plexiglas sur le parvis pour servir d'entrée à la crypte archéologique, histoire de donner une soeur jumelle à celle du Louvre, qui n'a accouché que de trois clopinettes. Madame Hidalgo rasera l'Hôtel Dieu qui est banalement laid et mettra à la place des cubes de verre et d'acier d'une laideur éclatante, avec logements sociaux et boutiques de luxe, les premiers servant de prétexte aux secondes. Car enfin, cet incendie est la conséquence quasi mystique de tout ça, de cette immense bêtise touristifiante et bien-pensante qui dévaste Paris au profit de quelques fortunes multinationales. Il faut décrypter les symboles : celui-ci est très clair, très éloquent.
C'est notre âme qui meurt. Et qui, en ce monde du moins, ne ressuscitera pas. Encore faut-il croire, pour le comprendre, que quelque chose comme l'âme d'un pays puisse exister.
Dans ma jeunesse, j'ai vécu quatorze ans 26 rue Chanoinesse, au pied de Notre-Dame, puis trois ans rue de Rivoli, de l'autre côté de la place de l'Hôtel de Ville : j'avais choisi un petit appartement qui me permettait de la voir encore, quand il m'a fallu quitter la rue Chanoinesse. Chaque soir pendant quatorze ans je me suis endormi dans ma chambre d'étudiant en regardant les tours de Notre-Dame, comme un visage familier. J'y suis allé des centaines de fois, j'y ai prié, beaucoup, parfois j'y ai simplement cherché un peu de calme et de concentration, j'y ai donné quelques-uns des rendez-vous les plus importants de ma vie. Bref, c'est un peu ma maison, d'où j'ai été peu à peu chassé par la barbarie touristique. En ce temps-là, l'ïle de la Cité était encore un vrai quartier : rue d'Arcole, il y avait une pharmacie, un traiteur, une minuscule boutique de journaux tenue par une vieille demoiselle, deux boulangers dont un qui travaillait sous l'oeil sévère de sa vieille mère qui tenait la caisse, des petits bistros, on achetait des mouchoirs quai aux Fleurs "Aux toiles de Notre-Dame", l'imprimerie de la cathédrale était en bas de chez moi et faisait l'après-midi un bruit monotone et rassurant. J'ai étudié là, beaucoup travaillé, énormément même, j'y ai traduit, écrit, pensé, je m'y suis formé et c'était dans son ombre, avec sa protection. Je n'avais pas la télévision et mon plus grand plaisir au printemps était de faire le tour de l'île pour aller voir le chevet de Notre-Dame qui est une merveille absolue. Cette cathédrale m'a initié à la beauté, j'y ai entendu Pierre Cochereau, Marie-Claire Alain qui était une amie de mon oncle, d'innombrables autres organistes dont quelques génies. J'y ai assisté à des conférences inoubliables, comme ce jour où pour la première fois un penseur juif, mon ami Claude Vigée, a prononcé une conférence de Carême, en tant que Juif, sous le signe du dialogue avec les chrétiens. Je m'y suis promené un jour avec Olivier Messiaen et mon ami Jean-Louis Florentz dont on allait jouer les oeuvres pour orgues. J'y allais aussi avec Christian Guez-Ricord quand il me rendait visite rue Chanoinesse, et il voyait des anges voler au-dessus des autels. J'y ai des souvenirs d'obsèques (celles de ma chère voisine, Madame Pontet, celles du coadjuteur de Paris Daniel Pézeril, ami de Julien Green, que j'aimais beaucoup) et de baptêmes aussi. Je revois ma mère m'attendre au pied de la statue que Jouve appelait la Vierge de Paris quand elle venait à Paris pour déjeuner avec moi.
C'est toujours un peu de nous-mêmes que nous pleurons quand il y a un deuil. Mais justement : Notre-Dame, c'est NOUS. C'est nous qu'on brade, qu'on mutile, qu'on incendie, qu'on meurtrit, qu'on livre à des chantiers hasardeux sans une once de réflexion, nous qu'on livre à la foule du tourisme industriel, c'est notre France qu'on transforme en parc d'attraction que les puissants s'approprient peu à peu. À qui le tour, maintenant ? L'hôtel Lambert, c'est fait, il a brûlé, le jardin suspendu est transformé en salle de gym, les peintures du XVIIe siècle sont parties en flammes, deux pierres sur trois ont été remplacées. Miam. L'émir peut faire du training avec son coach sportif. Il va falloir songer à plus sérieux. Von Scholtitz a refusé d'obéir à Hitler et d'incendier Paris, mais ce n'était que partie remise : nous en avons eu la preuve ce soir.

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