Message #46076

J'ai reçu cette après-midi la visite de M. André DEGON, accompagné de son épouse Edna. Ce journaliste prépare un ouvrage consacré à 50 monuments historiques normands, à paraître au printemps 2020, sans doute dans la collection "Itinéraires" de "Ouest-France". J'ai appris que notre manoir favori a été inclus dans cette liste sur la recommandation du comité départemental du tourisme, ce dont je remercie vivement ce dernier.

En l'état du chantier, je n'avais, pour nous asseoir commodément, que la pièce qui sert de cuisine dans le bâtiment Nord. Accueil spartiate donc. Notre site favori étant connu, j'ai voulu apporter un éclairage complémentaire en insistant sur ma méthode (ou, si l'on préfère, ma non-méthode) de restauration : toujours être attentif à "ce que nous disent les vieilles pierres", sans idée préconçue, sans précipitation ; également, lorsqu'un bon artisan est à l’œuvre, le laisser exprimer à sa façon ce qu'il ressent face au monument (l'exemple de Roland FORNARI étant particulièrement illustratif de cette façon de procéder ; j'ai évoqué la "loi de FORNARI" et la "loi de FOURCADE", bien connues du fan-club ; j'ai également cité Roland BOUSSIN à propos du dôme ou de l'aile Ouest et montré en détail les performances miraculeuses de l'entreprise BODIN, notamment dans la cage d'escalier du logis). Enfin, j'ai fait état de la difficulté, dans le monde contemporain, de transmettre de telles propriétés, c'est-à-dire de trouver quelqu'un qui soit digne du cadeau si c'en est un, ou capable de porter le fardeau si l'on considère - ce qui paraît raisonnable - que tel est le cas. Je n'ai pas dissimulé ma solitude souvent, face à l’œuvre écrasante, mais aussi, de temps à autre, mes coups de bourdon. J'ai expliqué qu'ayant choisi de maîtriser autant que faire se peut mon environnement immédiat, je suis d'avis, par souci de simplification dans un monde devenu trop complexe, que je n'ai, en réalité, de compte à rendre à personne sur ma façon de procéder dans mes travaux, si ce n'est au monument lui-même, avec lequel je me sens en dialogue constant.

Bref, si mes hôtes, tout à fait charmants, ne sont pas repartis en pensant que je suis un illuminé, je crois que j'aurai de la chance. Je les ai invités à revenir pour que nous poursuivions nos échanges. Il est déjà prévu qu'on se revoie dans quelques jours, au bord de la Seine, en aval de Rouen, pour admirer l'"Armada de la Liberté" à partir d'un endroit qu'ils apprécient tout particulièrement, m'ont-ils confié.

P.S. (du 25 mai 2019 à 2 heures) : Mes interlocuteurs m'ont demandé si, pour la restauration de Notre-Dame de Paris, je préférerais une restauration à l'identique ou un "geste contemporain". J'ai répondu que je ne connais pas suffisamment le dossier pour avoir un avis à ce stade, ce qui pourrait servir à prouver qu'au-delà de ma devise béarnaise revendiquée, je suis devenu un vrai Normand. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître, je me suis montré ouvert à une "disruption" à ce sujet. A dire vrai, en répondant de la sorte, je songeais à mon attitude très négative à l'époque où j'ai vu un énorme chantier se développer sous mes yeux de jeune fonctionnaire de la rue de Rivoli : j'étais horrifié, alors, mais, dès que je l'ai vu sortir de terre, j'ai trouvé que la "pyramide de PEI" est une grande réussite. De même, je me rappelle les polémiques engendrées par les "colonnes de BUREN" (qui avaient l'avantage essentiel, à mes yeux, de faire disparaître de l'enceinte du Palais-Royal les automobiles des conseillers d'Etat) ; là, le résultat (son bitume, ses spots bleus, quand ils marchent, ses grilles dignes du R.E.R.) me réjouit médiocrement. Donc, ai-je conclu ce propos, tout cela est, selon moi, affaire d'appréciation fine dans les différents cas d'espèce. Il n'en demeure pas moins - et l'on retrouve ici, au-delà de mon anti-macronisme primaire, la trame de mon expérience (je n'ose écrire de ma pensée) - que vouloir mener à bien en cinq ans un chantier comme celui de Notre-Dame est d'une connerie et d'une inculture monumentales et parfaitement intolérable.

Ils m'ont également interrogé sur les raisons de mon intérêt pour les vieilles pierres. Là, entre autres raisons que j'ai évoquées, j'ai souhaité rendre un hommage appuyé à mon prof d'architecture à Polytechnique, Auguste ARSAC, disparu prématurément et à qui j'aurais beaucoup aimé faire visiter le happening du chantier permanent de notre manoir favori. Au lieu de nous assommer avec un cours magistral, cet enseignant qui m'a marqué préférait commenter des diapositives relatives à des matériaux de construction traditionnels, en en vantant les mérites pour sensibiliser au respect dû au savoir-faire des artisans les jeunes ingénieurs et probables futurs constructeurs que nous étions. Peut-être ai-je pensé immédiatement à ce prof parce que, dès leur arrivée, mes hôtes m'avaient transmis le salut amical d'un carva fieffé dans le secteur et qu'ils venaient de visiter dans le cadre de leur exploration.

P.S. 2 (du 25 mai 2019 à 8 heures) : Mes interlocuteurs m'ont posé d'autres excellentes questions comme celles de savoir où s'arrête une restauration et quelle époque retenir quand la construction des bâtiments s'est étalée, comme ici, sur plusieurs siècles.

La première ne se pose pas encore dans le cas de la Chaslerie, où nous sommes, à vue d'homme (à la mienne en tout cas), devant un "work in progress". Tout au plus ai-je pu indiquer que, lorsque se termine une tranche de travaux ici, j'ai coutume de donner rendez-vous aux artisans dans 150 ans, histoire de vérifier si leur travail a tenu le coup. Une perspective qu'ils comprennent.

Quant à la seconde, elle est très délicate. Puisque je suis encore loin d'en avoir fini ailleurs que dans mes 65 m2 restaurés et habitables (un record au bout de 28 ans de travaux...), je demeure libre de pousser le curseur à différentes profondeurs. Disons que, pour les pièces principales, j'aimerais leur redonner tout le lustre qu'elles ont eu à leurs meilleures époques. Mais cela ne suffit pas, j'en suis conscient, à régler le débat. Là aussi, une approche prudente et une maturation progressive paraissent de bonnes façons d'éviter les erreurs. Sachant toutefois que, selon mon expérience, toute erreur de restauration est corrigeable. Il suffit de payer un peu plus cher et de faire refaire quand on l'estime nécessaire.

Une telle approche est, bien entendu, peu compatible avec la priorité aux résultats qu'affichent les contemporains excités. Ici, je sais que "ma danseuse" (comme l'appelle, comme pour s'en défier, mon aîné) n'a pas fini de me surprendre et de me polariser. D'une façon qui me dépasse et à laquelle, à vrai dire, je ne saurais et ne pourrais résister, quand bien même je le voudrais ou, pire, le devrais.

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